Le prix à payer
Il fit mine de suivre des yeux un moucheron imaginaire pour lui répondre sans le regarder:
» Non, merci, mais nous ne sommes pas disponibles.
– Encore, mais cela fait des mois que vous êtes pris ailleurs et que vous déclinez nos offres de célébrer Shabbat ensemble! On va finir par mal le prendre !
– Oh, non, surtout pas, vous savez bien, je vous ai expliqué: la famille de ma femme… ils sont très demandeurs et ont déjà tout organisé depuis des mois. On a été tellement séparés, et puis la tante de ma femme qui est revenue des camps…
– Ah oui, quel bonheur et quel malheur! Nous aussi avons perdu beaucoup de proches, à commencer par la famille Franck qui a été arrêtée quelques jours avant la fin de la guerre… Il faut que vous veniez célébrer Shabbat avec nous et leur rendre hommage.
– Bien sûr, bien sûr, j’y pense très souvent… je vais faire mon possible pour que l’on puisse se joindre à vous prochainement.
– Ah, merci! vous savez comme vous comptez pour notre communauté.
– Oui, oui, c’est très gentil à vous. Je vais faire au mieux. Bonsoir Moshé.
– Bonsoir Monsieur Friedman. »
D’un pas pressé il regagna son appartement où la famille l’attendait. Comme à l’accoutumée, ses filles se chamaillaient et il intervint, avec un ton calme qui l’étonnait toujours mais qui avait son petit effet: elles se tournaient vers lui, puis se regardaient entre elles et éclataient de rire. Puis elles venaient l’enlacer et le taquiner:
« Je pense que tu as été frappé par la foudre il n’y a pas longtemps mon petit papa. Comment arrives-tu à nous parler si calmement alors que tu nous hurlais dessus à peine avais-tu franchi le seuil de cette porte, réclamant qu’on te fiche la paix après tes journées harassantes à la banque ! Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? »
Il regarda sa fille, lui sourit. Regarda sa deuxième fille qui vint lui déposer un baiser sur la joue. Il ne cessait de les contempler, de les chérir du regard, de leur sourire, de leur presser les mains. A l’appel de leur mère, les filles disparurent en une pirouette et il se retrouva seul, avec le souvenir de leur regard pétillant et du contact de leurs bras et mains vigoureux. Oui, décidément il pensait souvent à la famille Franck qu’il avait dû dénoncer pour préserver le bonheur de ses filles si enjouées.