Le chant du pinson
Les battements de son cœur s’accélérèrent et elle eut une courte inspiration joyeuse. Il était revenu ! Chaque année elle éprouvait davantage de joie lors des retrouvailles avec ce chant si joyeux et mélodieux. « Tchip-tchip-tchip-tchip-chett-chett-chett-chett-diddip-diddiooo ». Non, ce n’était pas tout à fait ça. Le chant du pinson est impossible à reproduire avec nos sons.
Elle dédaigna la brise glaciale qui s’éleva juste après. « C’est ça, fais-moi croire que l’hiver va durer. C’est trop tard maintenant. Je sais que le printemps arrive. Le pinson chante à nouveau à mes oreilles… Et tiens! Le forsythia de sous la fenêtre de Mme De Souza est en fleurs. Ah Ah ! Un hiver de plus derrière moi ! »
Le petit terrible du second déboula du petit chemin et elle sentit ses pieds et jambes menacés par son bolide. Tête baissée comme à son habitude, le petit morveux la dépassa sans dommage. Elle se surprit en train de sourire à l’adresse du petit garçon. Ce pinson avait ce drôle de pouvoir sur elle.
Enfin la brise cessa et elle sentit ses épaules se réchauffer sur son banc d’observation. Elle était descendue après son déjeuner, pour ne pas s’endormir sur son fauteuil rembourré. A sa grande déception sur elle-même, elle avait cédé à l’occupation des vieux: se mettre sur un banc et regarder les autres s’agiter. Et commenter in petto. C’était la faute de Charles aussi, il était tellement drôle dans ses commentaires sur les vivants qui l’entouraient, elle avait l’impression d’assister à un petit spectacle qui lui était réservé. Leur complicité permettait à Charles d’aller un peu plus loin dans les horreurs et les blagues de mauvais goût qu’il n’aurait même pas osé avec ses copains de pétanque. Qui n’étaient pourtant pas de première finesse.
Elle avait beau se souvenir de quelques unes de ses ignominies, elle n’avait pas son talent, sa vivacité d’esprit qui lui permettaient de capter un moment, une expression, une ressemblance et de proposer le commentaire juste, sarcastique, épouvantablement à propos. Malgré les années de vie commune, il avait toujours réussi à la surprendre et la faire rire à cet exercice. Ah bien sûr, il avait ses ritournelles, des petits surnoms qui revenaient toujours. Elle continuait à les utiliser pour elle-même, en souvenir de ces moments qui n’appartenaient qu’à eux. Elle avait tenté l’exercice avec son amie Josy, mais ce fut un fiasco. Aucun sens du second degré cette pauvre Josy, alors ce n’était pas pour s’aventurer au-delà du politiquement correct. Non pas que Josy n’aimait pas dire du mal dans le dos des gens. Ce qui lui manquait c’était l’élégance et la finesse de Charles. Alors elles parlaient tricot. Mon Dieu que c’était chiant de parler tricot avec Josy. Surtout depuis qu’elle allait être arrière grand-mère. Ca la démangeait de lui dire à quel point c’était décevant d’être arrière grand-mère. Qu’est-ce qui la retenait d’ailleurs ? Elle préférait attendre qu’elle tombe de haut toute seule, déception après déception. Ben non, ma pauvre Josy, tu ne verras ton arrière petit enfant qu’en photo au début, parce que les parents auront toujours mieux à faire que venir s’emmerder une après-midi dans ton appartement qui sent le vieux. Et lorsqu’enfin ils viendront te le présenter, tu ne pourras pas le prendre tout de suite, des fois que tu le fasses tomber. Ils te le poseront sur les genoux, le temps d’une photo et il ré-intégrera les bras de sa mère ou son couffin. Enfin son baby-kekchose. Et puis tu ne verras plus qu’en de rares occasions. De toute façon tu verras, ça ne fait pas du tout le même effet de tenir ce truc braillant et puant que quand c’était tes enfants ou tes petits-enfants. Et tout ce remue-ménage parce qu’il faut le changer, lui donner à manger, l’endormir, … c’est fatiguant. Mais continue ta layette va ! En point mousse, oui. C’est moche, mais c’est tout ce que tu sais faire.
Elle ne comprenait pas pourquoi tous ces modèles de tricots pour bébé proposaient le point mousse. C’est beaucoup moins fin qu’un régulier jersey endroit ! Et beaucoup plus long à monter. Elle allait leur écrire à ces Phildar et compagnie. Oui c’est ça… ils n’attendaient que ça, l’avis d’une grand-mère gâteuse qui s’extasie aux premières notes du chant du pinson. Charles n’aurait pas manqué de la charrier ainsi. Qu’il lui manquait ! Qu’aurait-il trouvé comme remarque acerbe à propos de ce couple aux survêtements assortis qui promenaient leur chien ? Il se serait sans doute demandé pourquoi le chien n’avait pas son petit survêtement. Et à propos de ce petit groupes d’enfants à vélo ? Et sur le voisin du bâtiment C toujours habillé pareil ? Et sur la vieille assise sur son banc à pleurer son mari décédé ?