Conducteur du dimanche
» Non, vais elle me laisser passer cette conne ? C’est priorité à droite ma p’tite dame ! »
Elle était arrivée un peu vite, mais oui, elle l’avait bien vu et le laissa passer.
» Ah quand même. Tu ne conduis pas trop mal pour une bonne femme ! «
Et pas mal la bonne femme en question d’après ce que le reflet dans le rétro lui renvoyait. Entre trente et quarante ans, des enfants semblaient s’agiter à l’arrière mais elle restait imperturbable.
En arrivant au feu rouge, elle se posta sur la file à côté de lui, sans le regarder.
Il eut envie de la suivre. Après tout, il errait en ce dimanche après-midi. Il avait décidé de prendre la voiture pour faire un tour chez Castorama. Il y avait toujours un truc à acheter chez Castorama. Personne ne l’attendait, au magasin de bricolage ou ailleurs, il pouvait se permettre de faire un détour. Elle démarra avant lui, figeant sa décision de la suivre.
Elle avait une bonne allure, une conduite souple, c’était agréable de se laisser porter. De ce qu’il avait pu voir d’elle, il commença à imaginer la vie qui allait autour. Deux enfants à l’arrière… où était donc le père ? Allaient-ils le rejoindre ? L’avaient-ils laissé à la maison ? On était dimanche, elle allait sans doute livrer les enfants au père pour l’alternance de la garde. Pas mal ça…
Qu’allait-elle faire une fois les enfants déposés ? Allait-elle rentrer et se morfondre ? S’avachir dans la canapé en regardant des séries ? Non, il la voyait mal en survêtement affalée sur une banquette défoncée. Il ne manquerait plus qu’elle se gratte l’entrejambe et elle serait son propre reflet. Il chassa cette image et chercha à se porter à sa hauteur pour l’observer une nouvelle fois. Un feu rouge, quelqu’un écoutait ses pensées et exauçait ses souhaits. Inexpressive. Elle tapotait son volant en rythme, elle devait écouter de la musique mais cela ne la transportait pas. Concentrée, elle démarra avant lui et il faillit se faire doubler par d’autres voitures. Il ne voulait pas qu’elle le sème: il n’en avait pas fini avec sa vie inventée.
Elle tourna en direction d’une ville assez huppée. Il n’avait pas trop l’occasion de traîner par là. Sa voiture était bien trop vieille et sale pour glisser dans ces rues élégantes.
C’était une bourgeoise alors ? Oui, ça ne l’étonnait pas. C’était excitant ça une bourgeoise, il aimerait bien la dévergonder. Il l’emmènerait bien dans sa voiture-épave et lui ferait faire un tour dans son quartier et dans sa tour d’immeuble. Elle serait à sa merci. Et une fois chez lui, … il avait des visions pornographiques de domination qui lui donnaient envie d’accélérer et de lui bousculer la voiture. Oui, il avait envie de lui rentrer dedans. Dans tous les sens du terme, ah ah ah !
Putain ! Il venait de se faire griller la priorité ! Il dut faire un écart pour éviter la collision. Un petit con dans sa golf ! Il avait envie envie de défoncer sa voiture tunée ! Il le collait et lui faisait comprendre qu’il ne s’en tirerait pas avec son petit signe de la main. Merde ! Il avait perdu la bourgeoise. Mais quel con ! Il bifurqua au carrefour dans l’espoir de la retrouver sur le boulevard. Il tourna dans les différentes rues sans succès.
Sa quête et son petit film s’achevèrent aussi sec. Il reprit le chemin dans la direction inverse et s’arrêta sur le parking du Leroy Merlin qui croisa sa route. Ce sera donc la touche de fantaisie du jour: Leroy Merlin au lieu de Castorama. Waouh. Son ange gardien, s’il était toujours à l’écoute, lui présentera peut-être une autre femme démunie au rayon outillage qu’il s’empressera de secourir.