Writober 31 – Ramper
J’aime ce trajet en taxi qui me ramène de l’aéroport. Je peux ainsi réaliser ma mue: me débarrasser de mon armure de femme d’affaire aux avant-postes et endosser mon costume cosy de femme au foyer. Cette semaine à New York a été éprouvante, mais ce qui compte, c’est que je reparte avec le contrat signé. Je sais que je suis très douée pour ce métier, et bien qu’étant une femme, je n’ai jamais eu à ramper ni me compromettre. Je sais jouer toutes les partitions: celle de la séductrice, l’experte technique des contrats ou encore la bonne copine. Et dire que cette fois-ci j’ai même dû materner John, leur nouvelle recrue. Je l’ai mérité ce contrat!
Bien, vu l’heure à laquelle je vais arriver, je vais avoir le temps d’une petite sieste, puis de préparer le repas de ce soir. J’adore passer d’une semaine intense de négociation à une soirée tranquille entre amis. J’espère que Charles a fait les courses. Fini le poisson à tous les repas vivement un bon gigot de sept heures.
Charles est sorti quand j’arrive à la maison. C’est parfait, rien ne me retient pour ma sieste à durée déterminée, j’ai tellement sommeil. Celle-ci n’est jamais assez longue. Lorsque la radio retentit pour me réveiller, il y a un moment de flottement, pendant lequel j’analyse où je suis, le jour et l’heure qu’il est, ce que je dois faire dans les prochaines minutes, prochaines heures. Après une bonne douche, ça ira mieux et je me sentirai d’attaque.
Lorsque je sors de la salle de bain, je retrouve Charles dans son bureau, un épais volume de la Pléiade dans les mains. Me voyant arriver, il pose son livre, déchausse ses lunettes et me sourit.
« Tu as fait bon voyage? »
Je m’approche de lui pour l’enlacer et l’embrasser dans le cou. J’hume son odeur et son parfum, lui rectifie la position d’un mèche rebelle.
« Qu’est-ce que tu lis de beau?
– Je me fais plaisir en relisant un peu de poésie. Je fais une pause dans le roman que j’ai reçu cette semaine. L’auteur est talentueux, mais il a quelque chose de menaçant, d’inquiétant dans son écriture et dans le thème choisi. Tu serais dégoûtée si tu le lisais, c’est un roman de fantaisie où il est question de rongeurs pris au piège. Il y a tout un délire sur les dents, c’est un univers très spécial qu’il a réussi à créer.
– Tu ne le vends pas très bien, pour un éditeur!
– Oui, je le réalise en t’en parlant. Il est très talentueux, je vais l’éditer, mais effectivement, il faut que je trouve autre chose pour le le bandeau rouge !
– Je vais commencer à préparer le repas. Tu me rejoins ?
– Oui, je finis mon poème, prends quelques notes et j’arrive. »
Un peu de musique ambiante, et me voici partie dans une de mes activités favorites pour décompresser: préparer le dîner pour un moment entre amis. J’enfile mon tablier et entame la séance d’épluchure des légumes. Vient ensuite le moment de les émincer avec la lame de mon couteau japonais finement aiguisée. Charles me rejoint et s’occupe de la viande. Après avoir fait glisser les légumes émincés dans une casserole et jeté les épluchures, je viens l’enlacer de nouveau pour suivre par-dessus son épaule ses mouvements. J’adore voir ses mains travailler, ses gestes assurés. Je le laisse concentré sur son labeur et m’attelle à la préparation du dessert.
Avant que nos amis arrivent, je vais me changer. Je dois renoncer à ma robe noire fétiche qui s’est déchirée alors que je me baissais pour enfiler mes chaussures. J’avais décelé des traces d’usure sur cette robe, je savais qu’elle vivait ses dernières sorties. J’opte donc pour tout autre chose: jupe volante noire et pull corail qui réhausserait mes traits fatigués. Un peu de fond de teint pour cacher les cernes et je suis prête.
Lorsque je descends, nos amis sont déjà installés dans le salon. Ils ont apporté une ancienne édition de Dune pour Charles qui les collectionne. Pour une fois que ce n’est pas une énième version de la fusée de Tintin ! Je relance alors le débat sur le fait de creuser un sous-sol à notre maison pour y entreposer toutes ses collections et objets fétiches. Lorsque l’on s’est installés ensemble, j’avais caressé l’espoir qu’il abandonne certaines de ses lubies, c’était mal le connaître !
« Qu’est-ce que le chef cuisinier nous a concoctés ce soir ? »
Ma copine de toujours aimait me taquiner en m’appelant chef cuisinier. Elle considérait que lorsque j’avais mes accès de colère, je pouvais créer une tempête et devenir aussi tyrannique qu’un chef étoilé. Elle n’avait pas tort et elle était la seule à pouvoir me parler de la sorte, ce qui faisait d’elle une amie si précieuse.
Le dîner est délicieux, Charles a réussi la cuisson du gigot, le reste du repas ravit nos amis. J’apprécie surtout ce moment passé avec eux, les sujets de conversation, la sensation de la tête qui tourne légèrement, enivrée par la délicieuse bouteille de vin de bourgogne que l’on affectionne tous les quatre. Je regarde Charles. Que j’aime cet homme. Je le trouve de plus en plus beau. Je me laisse bercer par le ton de sa voix, le regarde sourire, s’animer alors qu’il défend un auteur avec mon amie qui a souvent des goûts opposés. Je regarde son mari, mon ancien amant. Il répond à mon regard, me sourit. Ah, en fait bientôt de nouveau mon amant. Mmmh, je me sens si bien.
Nos amis partis, la vaisselle achevée, je déguste les dernières gouttes de mon verre de vin sur la méridienne. Charles s’assoit sur son fauteuil en face de moi. Il étudie le volume de Dune qu’il vient de recevoir et me fait part de ses commentaires. Je l’écoute distraitement en jouant avec les plis de ma jupe et laisse apparaître la dentelle de mes bas. Il la voit et repose délicatement le livre sur le meuble derrière lui. Je sais ce qu’il attend que je lui dise. Tout est réglé comme du papier à musique. Et j’adore ça. Ca me rassure. Je lui souris et me laisse aller confortablement contre le dossier de la méridienne.
» Un petit cuni chéri ? »
Il joue avec les branches de ses lunettes, finit par les fermer avant de me regarder, l’air sérieux.
» Non, pas ce soir. Ce soir était le dernier dîner avec nos amis. Le dernier rituel de ton retour de négociation avec tes clients New-Yorkais. Je te quitte. »
Ce texte est le dernier d’une série qui s’est alimentée au cours du mois d’octobre, en lien avec un détournement de Inktober. Le détournement est une idée de Kozlika : au lieu d’un dessin par jour, ce fut un texte inspiré par le mot du jour
3 commentaires
Éblouissant ! L’exercice de style en parcourant en un seul récit toutes ces journées d’octobre… et cette fin, bien sûr !
Merci beaucoup, enfin, pour ces 31 textes, pour le partage de l’aventure, pour l’accompagnement ! Ça a été vraiment très inspirant.
Mais quelle prouesse littéraire !
Et la chute, je l’ai encore pris en pleine tronche. J’imaginais une happy end. J’adore !
Bon… il se passe quoi maintenant ?
Tu nous abandonnes Pablo et moi ? ou tu nous réserves des surprises ?
Merci Pablo et Lolo! Sans vous cette aventure n’aurait pas eu la même saveur. Merci pour vos commentaires et vos encouragements.
Pour la suite, j’ai prévu de faire une pause 😊