Le cycliste
C’était son moment.
Toute la semaine il avait attendu, plus que tous les autres travailleurs du Loiret ou de Paris, vendredi soir.
Vendredi soir était son rendez-vous en tête à tête avec son fidèle destrier : un vélo de course issu de la technologie du design et des matériaux.
Il avait économisé pendant des années, sans négliger les sorties en famille, les vacances et les petits cadeaux à son épouse pour s’offrir le vélo de course qu’il avait eu du mal à choisir. Après des années à consulter les sites spécialisés, lire les avis en tous genres, essayé des modèles tous plus fins, légers, aérodynamiques, colorés ou non, et au guidon ergonomique, il avait franchi le pas. Quand enfin le moment était venu, aidé par ses amis qui avaient cotisé pour son anniversaire, il avait eu du mal à choisir. Le vendeur du magasin spécialisé (il était hors de question de s’équiper auprès de ces grandes enseignes de supermarché de sport made in China), avait décidé pour lui lorsqu’il avait fallu trancher entre deux modèles. Il le bénissait à chaque sortie. Il lui avait vendu un modèle tout à fait différent de ce qu’il avait sélectionné, exclu parce qu’un peu trop lourd pensait-il. Il lui assurait une bonne tenue de route et un confort qu’il n’avait osé espérer.
Équipé, GPS et appli sportive enclenchés, il pouvait enfin s’élancer sur les routes et honorer son rendez-vous avec lui-même. Il en avait autant besoin que de ses sorties dominicales avec son groupe de copains.
Il avait prévu un chemin un peu compliqué, qui lui faisait revenir sur ses pas par endroits, mais, comme de lents préliminaires, pour mieux arriver sur l’étape ultime qui le mettait en transe. Il se sentait en jambes, plein d’énergie pour battre son record.
La météo était excellente: le soleil s’était entouré de nuages légers et ronds pour agrémenter le ciel de couleurs chaudes et rosées. Les champs qu’il traversait se teintaient à mesure du jeu de cache cache du soleil avec ses compagnons cotonneux. et faisaient défiler le film de sa course. En bande originale, il avait une chanson idiote fredonnée par sa fille cadette depuis des jours: « je t’aime de ouf, j’crois que j’t’ai dans la peau… ». Il était bien. Ses pensées ne s’attardaient pas sur les problèmes de stratégie douteuse que son chef avait décidé de mener pour sauver sa place. La situation économique de son entreprise s’était brutalement dégradée et les tensions étaient fortes. En se concentrant sur l’effort, les douleurs dans ses mollets et dans ses bras il se reconnectait avec son corps qu’il avait négligé jusqu’alors. Toute la journée il s’était alimenté en prévision de sa sortie: féculents à assimilation lente pour l’énergie, fibres pour l’eau et la digestion, fruits à coque pour des graisses raisonnables et poisson blanc pour un apport en protéines optimisé. Plusieurs collations légères disséminées dans la journée pour ne pas se sentir trop lourd sans risquer l’hypoglycémie au moment critique.
Le parcours lui apportait toute la satisfaction escomptée. Il s’était approché puis éloigné du chemin communal qui séparait les deux communes qui devait clôturer la sortie. Et enfin il l’abordait.
Le jour déclinait alors que les roues s’éloignaient sur les pointillés qui délimitait l’espace réservé aux voitures d’un côté, vélos de l’autre. Cette conception du partage de la route dépassait l’entendement, mais c’était un autre débat qui alimenterait les railleries à propos de cet olibrius de maire corrompu par le lobby des carrossiers, dimanche avec les copains.
Ses muscles étaient chauds, il était en métabolisme anaérobie depuis quelques minutes, ses articulations étaient souples, son corps était prêt. L’accélération pouvait commencer. La ligne droite s’étalait devant lui. Le vent était retombé, il n’entendait plus les oiseaux. Seul l’air déplacé par sa chevauchée remplissait ses oreilles, avec son souffle de plus en plus court. Son cœur s’accéléra encore lorsque jaillit la lumière verte des chiffres qui s’inscrivaient sur le panneau d’indication de la vitesse. Les chiffres bougèrent mais il ne parvenait pas encore à les distinguer. Un trois sur le chiffre de gauche. Celui de droite continuait de changer. Incroyable. Il était motivé comme jamais à atteindre le quatre pour le chiffre de gauche. Appuyer encore plus vite et plus fort sur les pédales.
Et puis un ronronnement se rapprocha par derrière.
Un coupé cabriolet aux phares de félin goguenard le doubla. Les chiffres rouges se reflétèrent sur la ligne noire et brillante du bolide.
Connard de parisien qui l’avait empêché de matérialiser son record. Il en aurait chialé.
2 commentaires
She’s alive !
\o/
Yes indeed !